Le 5 décembre 2020 a paru un dossier spécial du journal Libération sur l’agriculture cellulaire ; il nous a semblé important de revenir sur certains éléments présentés dans celui-ci, et plus largement par d’autres articles récents, trouvés ici et là.
La viande cultivée, c’est de la vraie viande
Le dossier utilise le terme trompeur de « viande artificielle ». Difficile de blâmer la rédaction du journal : c’est un terme qui, comme d’autres, est improprement utilisé par certains pour parler de la viande cultivée, et qui a été repris ad nauseam par les médias. Ce terme, qui a parfois pour but de créer une fausse opposition entre la viande cultivée et la viande conventionnelle, qui serait « naturelle », ne renvoie à rien de réel : la viande cultivée n’est pas plus artificielle que la viande conventionnelle. Quelque chose d’artificiel, c’est quelque chose qui est « produit par le travail de l’homme ». Or, la viande conventionnelle ne pousse pas sur les arbres d’une forêt vierge, et les carottes que l’on mange sont produites grâce à l’activité humaine. Utiliser un tel vocabulaire, et l’opposer au « naturel » n’a pas de sens (outre que ces concepts ne disent rien de la pertinence de telle ou telle chose).
Comme le souligne à raison cet article belge, « la viande cultivée, c’est de la vraie viande ». Comme un steak haché. C’est de la viande, un produit carné, qui a des avantages par rapport à la viande conventionnelle, et qui n’a d’ailleurs pas pour ambition de mettre fin aux autres produits carnés conventionnels, mais plutôt d’apporter une solution, parmi d’autres, aux problèmes posés par l’élevage industriel, en offrant une alternative plus écologique à celles et ceux qui le souhaitent.
Des imprécisions scientifiques
Le dossier cite le fameux sérum foetal bovin (c’est-à-dire un produit d’origine animale). Pour rappel, et l’article précise bien ce point, aucune des entreprises travaillant au développement de viande cultivée ne compte utiliser de sérum fœtal bovin pour les produits qu’elle commercialisera. En l’espèce, l’entreprise Eat Just citée dans l’article a seulement fait étudier un processus non finalisé afin d’être les premiers à bénéficier de l’autorisation de mise sur le marché. Mais le sérum fœtal bovin étant un produit animal coûteux, pas durable, instable et incompatible avec le respect du bien-être animal (préoccupation des consommateurs), les chercheurs travaillent au développement de solutions nutritives alternatives ; la majorité des entreprises utilise déjà certaines de ces solutions.
L’article n’est pas non plus tout à fait clair sur un point, celui des hormones, en omettant de parler de la viande conventionnelle. Les animaux produisent leurs propres hormones (ou facteurs de croissance) ; la viande cultivée ne fait que reproduire ce processus naturel. En l’occurrence, ici, viande conventionnelle et viande cultivée sont logées à la même enseigne : ces facteurs de croissance sont présents de la même manière dans l’organisme des animaux et dans la viande conventionnelle d’une part, et dans la viande cultivée d’autre part. On pourrait d’ailleurs se demander pourquoi certains font le lien, fallacieux, entre le problème du bœuf aux hormones, qui consistait à donner un surplus d’hormones aux animaux pour accélérer leur croissance, et la viande cultivée, qui n’a absolument aucun rapport, puisqu’elle ne fait que reproduire un processus naturel sans ajouter plus d’hormones qu’il n’en faut. Si ces erreurs sont involontaires, ils peuvent d’ores et déjà cesser de les faire. Si elles sont volontaires, que c’est du mensonge et du confusionnisme, c’est bien plus grave.
L’acceptation par les consommateurs progressera grâce à leur connaissance des enjeux
La désinformation portant sur la viande de culture est préoccupante. Il est important de fournir des informations justes aux consommateurs, afin qu’ils puissent se faire une opinion libre et éclairée. En l’occurrence, aujourd’hui, le niveau d’acceptabilité de la viande cultivée par les Français est assez fort, dans ce contexte particulier. Comme l’explique Romain Espinosa, chercheur en économie au CNRS, en commentaire de cette récente étude de Bryant, Van Nek et Rolland (Foods, 2020) :
« 41,3 % des Français déclarent ainsi vouloir réduire leur consommation de viande tandis que 31 % indiquent le contraire. Cette aspiration relativement forte à vouloir réduire la consommation de viande chez nos concitoyens offre un terrain potentiellement propice à la viande cultivée si cette dernière arrive à répondre aux préoccupations des consommateurs. »
Cette étude nous montre également qu’en France, comme ailleurs, l’obstacle principal à une acceptation plus large semble être la méconnaissance de cette innovation :
« 44,2 % des personnes interrogées déclarent être prêtes à goûter la viande cultivée. Un tiers des consommateurs serait même prêt à acheter ce produit (36,8 %) voire à remplacer sa consommation de viande conventionnelle par de la viande cultivée (34,2 %). Si une majorité de Français est toujours opposée à ces produits (49,1 %), il est fort probable que cette opposition diminue au cours du temps. En effet, deux tiers des participants répondent ne jamais avoir entendu parlé de ces nouveaux produits (62,4 %) et un participant sur cinq en avait entendu parler sans savoir de quoi il s’agissait (21,6 %). L’exposition plus régulière à ces produits, une fois ces derniers commercialisés, permettra probablement d’augmenter l’acceptation de ce produit par la population. »
On a toutes les raisons de penser que cette acceptation par les consommateurs va progresser, comme dans les autres pays, avec une meilleure connaissance des produits et des enjeux. Par exemple, comme le souligne le Programme des Nations unies pour l’environnement, ces alternatives à la viande conventionnelle permettent d’éviter les zoonoses et de réduire le risque de pandémies comme la COVID-19.
On peut également anticiper qu’elles seront probablement beaucoup plus écologiques. Pour citer les auteurs de cette étude, par exemple :
« Par rapport à la viande européenne produite de manière conventionnelle, la viande cultivée implique une utilisation d’énergie inférieure d’environ 7 à 45 % (seule la volaille a une utilisation d’énergie inférieure), des émissions de gaz à effet de serre inférieures de 78 à 96 %, une utilisation des sols inférieure de 99 % et une utilisation d’eau inférieure de 82 à 96 % selon le produit que l’on compare. […] Malgré une grande incertitude, on peut conclure que les impacts environnementaux globaux de la production de viande de culture sont sensiblement inférieurs à ceux de la viande produite de manière conventionnelle ».
Une alternative à l’élevage intensif
L’article explique que, sur le sujet de la viande cultivée, « l’argent est là, les lobbies sont là ». Il est vrai, et c’est une bonne chose étant donné le besoin de trouver des alternatives innovantes au système alimentaire actuel, que l’agriculture cellulaire a, dans de nombreux pays, le vent en poupe. C’est un peu moins vrai en France par exemple, où les financements pour la recherche, notamment publique, peinent à poindre.
En outre, il ne faut pas oublier que si l’on veut trouver des lobbies et de l’argent, on peut regarder du côté de la viande conventionnelle. Le budget de la Politique agricole commune consacré à l’élevage se compte en milliards d’euros. Le chiffre d’affaires de la filière viande bovine aussi. En 2018, 90 % du budget d’Interbev, le syndicat de la viande bovine, caprine, et chevaline était consacré à la communication, soit 32 millions par an. Le secteur de la viande conventionnelle brasse une quantité invraisemblable d’argent, notamment pour faire du lobbying. Et, de fait, majoritairement pour de l’élevage intensif.
Cette réalité de l’élevage intensif, qui représente la majorité de l’élevage actuel, semble omise par un certain nombre de personnes que l’on interroge régulièrement sur le sujet de la viande cultivée, alors qu’elles ne sont pas spécialistes de ce sujet, et qu’elles ont un certain nombre d’intérêts à défendre dans le domaine de l’élevage ou de la viande conventionnelle. Encore une fois, il ne serait pas juste de blâmer les journalistes, qui font toujours appel aux mêmes parce que ce sont ceux qu’ils connaissent.
Jean-François Hocquette, chercheur à l’INRAE, spécialisé dans la viande conventionnelle (pas dans la viande cultivée), directeur de collection chez France Agricole, et membre de l’Académie de la viande relève qu’on « s’éloigne de l’agriculture familiale ». Seulement voilà : l’agriculture n’a pas attendu la viande cultivée pour s’éloigner à grandes enjambées de « l’agriculture familiale ». Aujourd’hui, l’élevage intensif représente en France environ 80 % de l’élevage. Pour certains animaux, c’est bien plus important : 95 % des cochons, par exemple, sont élevés en France en bâtiments sur caillebotis. 83 % des poulets de chair n’ont pas d’accès à l’extérieur. Nous déplorons cette situation avec Jean-François Hocquette.
De la même manière, l’ancienne éleveuse et directrice de recherche à l’INRAE Jocelyne Porcher met en avant l’élevage paysan : « il existe une autre voie, que les promoteurs de la viande cultivée refusent de considérer, c’est l’élevage paysan ». Il n’est pas vrai de dire que les promoteurs de la viande cultivée refusent de considérer l’élevage paysan, qui, nous sommes tout à fait d’accord avec Jocelyne Porcher, est largement préférable à l’élevage industriel. Agriculture Cellulaire France, par exemple, considère que l’agriculture cellulaire peut être une solution de complément, permettant de répondre à un certain nombre de problèmes causés par l’élevage intensif. Mais il faut garder en tête que l’élevage paysan, l’agriculture familiale, ne sont pas des modèles viables à grande échelle, dans un monde réunissant environ 8 milliards d’humains, et où la consommation de viande explose.
Comme le dit la philosophe Florence Burgat dans ce dossier de Libération :
« Tout le monde ou presque aimerait cesser ces tueries industrielles et encourager l’élevage “à taille humaine”, “artisanal”, et pourtant celui-ci ne peut répondre à la demande massive de viande. La [viande de culture] me semble donc répondre aux contradictions contemporaines : ceux qui le souhaitent pourraient continuer à manger de la viande, mais fabriquée en laboratoire à partir de cellules d’animaux. ».
La philosophe Florence Burgat est une spécialiste du carnivorisme et milite publiquement pour la viande cultivée qu’elle a dénommée carniculture. Ecrivant régulièrement dans le journal Libération et autrice de plusieurs ouvrages sur le sujet.
“La viande de synthèse répond aux contradictions contemporaines”, article de Sonya Faure. Libération 4 décembre 2020, entretien avec elle.